Par Claire Laronde
Psychopédagogue de la perception
Directrice de formation en Danse du Sensible
Article pour "le Trait d'Union", Collectif Carl Rogers, Novembre 2017
Texte extrait de "La réponse juste", mémoire de postgraduation universitaire en Art et thérapie du mouvement (2003)
Comment retrouver une âme d'enfant ...
La place du corps en mouvement dans la capacité de l’adulte à développer ses références internes
Périodes sensibles
Maria Montessori observe chez l'enfant ce qu'elle appelle des « périodes sensibles » . Ce sont les périodes durant lesquelles il fait ses acquisitions. « Il s'agit de sensibilités spéciales, qui se trouvent chez les êtres en voie d'évolution, c'est-à-dire dans les stades de l'enfance. Elles sont passagères et se limitent à un caractère déterminé. Une fois ce caractère développé, la sensibilité cesse ». C'est ce qui fait l'apprentissage si naturellement facile chez l'enfant, apprentissage mû par un enthousiasme et une vitalité si particulière, lorsqu'il n'a pas encore été entravé par une trop grande directivité. « Quand une de ces passions psychiques s'est éteinte, d'autres flammes s'allument, et l'enfance s'écoule ainsi, de conquête en conquête, dans une vibration incessante.... C'est dans une de ces belles flammes qui flambent sans jamais se consumer que s'accomplit l'oeuvre créatrice du monde spirituel de l'homme. » (Montessori, 1936)
Nous pouvons penser que cette sensibilité existe aussi chez l'adulte. Cette capacité est simplement parfois masquée par trop de modèles intellectualisés, enfouie dans la matière de l'organisme qui n'a plus l'habitude d'être écoutée. Alors, l’adulte n'a plus confiance dans ce qu'il ressent, dans les réponses de son organisme, car trop de valeurs extérieures et contredisant son ressenti ont été « introjetées ». Elles ont fini par remplacer la confiance qu'il a en son expérience interne, de sorte qu'il peut même parfois aller jusqu'à ne plus rien éprouver. Mais lorsque l'adulte redevient capable de se laisser guider par le mouvement de son intérieur, qu'il laisse à ce mouvement de vie le soin de l'orienter, de lui montrer le chemin à suivre, alors l'intensité de vie, l'intensité du rapport au monde revient, cette même intensité qui semble si naturelle et si simple chez l'enfant. Alors la capacité d'apprentissage et de renouvellement de soi peut à nouveau se déployer.
Points communs entre l'enfant et l'adulte dans la construction des valeurs
Pour mettre en perspective la pensée de Maria Montessori avec les réflexions de Carl Rogers, voyons comment il observe à la fois les similitudes et les différences dans le processus de construction des valeurs chez l'enfant et chez l'adulte dans sa maturité psychologique. Dans les similitudes, il observe:
- La fluidité et la flexibilité de ce processus de construction des valeurs, qui " loin de faire l'objet d'un attachement rigide, sont en perpétuelle mouvance."
- "Chez l'adulte équilibré comme chez le petit enfant, la source de l'évaluation est résolument interne... caractérisée par une sorte d'abandon aux données immédiates de son vécu".
- Il "fait confiance à la sagesse de son organisme ", qui s'avérera plus avisé que son seul entendement," à ceci près qu'il le fait en connaissance de cause." (Rogers, 2001)
Ce qui rend néanmoins le processus chez l'adulte beaucoup plus large et complexe que chez l'enfant est le fait de ses acquis antérieurs. C'est sa mémoire qui fait que ce qu'il ressent de quelque chose ou de quelqu'un dans le moment présent est : « parcouru par les savoirs antérieurs qu'il a accumulés » et c’est ce qui en fait une rencontre inédite. L'accès à la mémoire dans le moment présent implique également « la formation d'hypothèses anticipatrices » (Rogers, 2001) issues de son expérience qui font qu’’à ce moment-là, présent et passé se rejoignent et contribuent tous deux à l’appréciation qu’en tant qu’adulte, nous faisons de l’évènement.
La référence au bébé: un apprentissage par le mouvement
Le bébé acquiert ses connaissances à travers le mouvement du corps et la nouveauté de ses sensations. Son terrain est l'immédiat car il ne peut encore donner de signification. Le mouvement du corps permet « aux informations extéroceptives de devenir intelligibles pour le bébé » (Berger, 1999). Il découvre le monde et se découvre lui-même par les sensations qui se déclenchent dans son corps à chaque geste. L'adulte, lui s'est forgé tout un champ représentationnel, reflet de son expérience, mais qui, la plupart du temps l'a amené à se couper de son corps et de la référence à ses sensations. Dans sa pédagogie perceptive du mouvement, Danis Bois propose à l'adulte la réhabilitation de l'intelligence corpo-kinésthésique intrapersonnelle puis interpersonnelle en passant par l'éprouvé, le retour aux sensations, puis à la sensation de soi, éprouvé qui va ensuite modifier le champ des représentations. En s'appuyant sur un lieu de repère et d'évaluation fiable qu'est le ressenti de son intériorité, le champ représentationnel de l'adulte et avec lui toute l'expérience acquise au cours de sa vie pourra prendre alors un nouveau sens et devenir plus cohérent.
La pédagogie perceptive du mouvement
La pédagogie perceptive, pratique corporelle de développement de la perception propose un mode de relation à soi et à son intériorité à travers une sensibilité particulière du corps. L’éducabilité de la sensibilité perceptive est le support du développement d’un rapport plus conscient à soi-même, là où le corps devient à la fois source d’expérience, de connaissance et d’apprentissage. (Berger, 2006) La pratique fait appel à une écoute et un regard tournés vers l’intérieur de soi, présents au vécu de l’expérience corporelle. Le mouvement gestuel fait appel à la fois au relâchement des habitudes, à la lenteur du geste et à une qualité d’attention à la fois neutre et bienveillante. Cette qualité de lenteur du geste est appelée « lenteur sensorielle ». Les différentes pratiques réalisées avec la lenteur sensorielle conduisent à expérimenter une variété infinie d’états et de qualités de présence à soi. Elles conduisent ensuite à ce qui fait le fondement de la pédagogie perceptive, à savoir la perception d’une mouvance spécifique, lente et profonde, animant toutes les structures du corps, mouvance nommée « mouvement interne ». Les recherches réalisées sur la perception de ce mouvement interne ont montré que celui-ci peut devenir une référence interne apportant confiance, sentiment d’unité, présence à soi et sentiment d’existence, référence interne sur laquelle l’adulte peut appuyer le ressenti qu’il a de lui-même.
L'orientation de l'attention
La qualité d’attention développée dans l’expérience du geste réalisé dans cette lenteur spécifique conduit l’expérience à porter à la fois un vécu éprouvé et un sens porteur de connaissance pour la personne. Cela me conduit évoquer les processus attentionnelles tels que les détaille Marc Humpich, professeur en psycho-pédagogie perceptive à l’université F. Pessoa de Porto et directeur du Cerap, expliquant que "l'acte de poser son attention sur quelque chose est un acte organisé au service d'un projet" et donc un processus actif qui sélectionne, à partir d'une orientation de départ, basée sur une motivation consciente ou inconsciente. Il montre comment l'attention vigilante, pleine, complète, peut être la combinaison de deux formes d'attention. On trouve à la fois une attention organique, un état de présence et de disponibilité qui vient du corps, où la pensée est pure observation, et une attention cognitive, attention de la pensée, qui concerne plus les processus de sélection et de reconnaissance de ce qui est perçu. Il me semble que Maria Montessori, dans son observation des périodes sensibles chez les enfants avec qui elle travaille, fait état autant des processus directionnels de l'attention que de l'état d'attention dilatée où le corps entier devient sensible aux informations. La combinaison de ces deux formes d'attention se mettrait au service d'un projet organique du développement de l'enfant à un moment donné. Et le projet d'accordage développé en pédagogie perceptive entre ces deux qualités d'attention deviendrait un moyen pour l'adulte de retrouver cette âme d’enfant sensible et curieuse évoquée par Maria Montessori, pour s'ouvrir à de nouvelles périodes sensibles et accéder ainsi à de nouveaux apprentissages.
Claire Laronde, extrait de « La réponse juste » (2003), actualisé (2017)
Bibliographie
BERGER, E., (1999) Le mouvement dans tous ses états, Paris : Point d'appui
BOIS, D. (2007) Le corps sensible et la transformation des représentations chez l'adulte, thèse de doctorat, Université de Séville
DARTEVELLE, B. (2003) "La psychothérapie centrée sur la personne", in A quel psy se vouer, sous la direction de Mony Elkaïm, Paris : Seuil
HUMPICH, M., (2003) L'attention, cours de posgraduation universitaire, Lisbonne
LARONDE, C., (2014) « Sensible et sentiment d’incarnation », Saarbrücken : Editions Universitaires Européennes
MONTESSORI, M., (1936) L'enfant, Paris : Desclée de Brower
ROGERS, C., (2001) L'approche centrée sur la personne, Lausanne : Randin